Le lecteur moderne a beaucoup de mal à lire les premiers chapitres de la Bible comme une « histoire vraie ». Tout y semble si merveilleux, si beau, si étrange aussi, qu’il a plutôt l’impression de lire un conte de fées. Les sceptiques et les incroyants s’en sont donnés à cœur joie pour tourner ces pages en ridicule. Peut-être que vous-même, après avoir lu ce qui précède, avez la même tentation.
Adam et Eve, le fruit défendu, le jardin d’Eden, le serpent… c’est une histoire pour les enfants, pas pour les adultes. Cela ne fait pas sérieux !
Avant d’examiner cette question, disons quelques mots sur Moïse l’auteur de ces récits.
Jusqu’au XIXème siècle, nul ne mettait en doute que Moïse était bien l’auteur de la Genèse. Toute la tradition, aussi bien juive que chrétienne le tenait pour certain. La grande vague du scepticisme et du matérialisme, toute gonflée de ce qu’elle croyait être des certitudes scientifiques, mit à mal cette conception. Aujourd’hui, dans certains milieux, il est de bon ton de considérer « l’authenticité mosaïque du pentateuque » comme très douteuse.
Sans pouvoir aller trop loin dans la discussion, il est bon de préciser quelques points :
- L’argumentation des critiques se basa au siècle dernier sur une hypothèse qui s’est avérée fausse. Ils croyaient en effet qu’à l’époque de Moïse l’écriture n’existait pas ; des découvertes plus récentes sont venues nous démontrer le contraire.
Quant aux analyses linguistiques qu’ils firent — et font encore — pour essayer de discerner les différents auteurs rassemblés selon eux sous le nom de Moïse, elles ne sont pas aussi convaincantes qu’ils le prétendent. La preuve en est que si tous s’accordent à nier que Moïse ait pu écrire ces textes, il ne s’en trouve pas deux qui proposent le même découpage et les mêmes conclusions ! D’ailleurs, leurs méthodes elles-mêmes sont discutables : les différences de vocabulaire qu’ils constatent ne sont pas plus importantes que celles que l’on pourrait trouver entre Victor Hugo jeune et Victor Hugo âgé.
- Leur principal argument repose sur les différents noms utilisés pour désigner Dieu : mais ce sont là des nuances qu’une étude moins partisane présenterait comme une richesse supplémentaire du texte et non comme une faiblesse ou le signe d’un changement d’auteur.
- Ajoutons que l’emploi de mots empruntés soit à l’Egypte, soit aux peuples orientaux, confirme plus qu’elle n’infirme l’authenticité mosaïque des premiers livres de la Bible. Nous renvoyons le lecteur intéressé à la bibliographie proposée. Mais nous tenons à préciser ici que, en dépit de ce que pensent beaucoup de gens abusés par une vulgarisation trompeuse, tous arguments pesés, la balance incline plutôt en faveur de la thèse traditionnelle. Moïse est bien l’auteur du Pentateuque (ce qui n’exclut pas la possibilité qu’il ait utilisé des documents ou des traditions antérieurs, en particulier pour les séquences historiques de son œuvre).
Les récits de la création sont-ils authentiques ?
Elevé à la cour du Pharaon par la fille de Pharaon, Moïse avait été instruit dans « toute la sagesse des Egyptiens ». Ce sont ces mêmes Egyptiens qui ont construit les pyramides dont la science moderne n’a pas encore percé tous les secrets ! Ce sont eux aussi qui possédaient une connaissance astronomique qui fait pâlir d’envie les chercheurs actuels. Ce sont eux encore qui avaient développé une médecine très complexe et très précise… Toutes ces sciences et bien d’autres, Moïse les avait apprises. Il est aussi calé en science qu’il l’est en littérature. En un mot, même à trente-cinq siècles de distance, il est tout sauf un imbécile.
Il prend la tête du peuple hébreu, il le fait sortir d’Egypte et lui rend la liberté au nez et à la barbe de la plus puissante armée de l’époque. Il organise la vie de ce peuple et le commande pendant quarante ans. Sa sagesse s’enrichit d’une expérience incomparable que sa longue vie lui permet de méditer à loisir. Comment imaginer qu’un tel auteur donne dans la facilité et que le fruit de ses réflexions ne soit destiné qu’aux enfants ? Une telle attitude est incompatible avec sa personnalité.
Même si ces pages de la Genèse n’étaient pas la Parole de Dieu (ce n’est pas le cas mais faisons la supposition), elles mériteraient autre chose qu’un sourire moqueur et supérieur.
Revenons maintenant à notre question. Il est certain que Moïse n’a pas voulu faire une étude historique au sens moderne du terme. Nous l’avons déjà dit, le sens de son récit est pour lui plus important que la simple narration des faits. C’est pourquoi, contrairement à ce qu’aurait fait un journaliste du XXème siècle, il glisse des symboles dans son texte de manière à interpréter les faits en même temps qu’il les rapporte.
Rien n’est gratuit dans son vocabulaire : il a écrit chaque mot avec soin de façon à transmettre un message. Nous avons vu, par exemple, qu’il prend bien soin de marquer la différence entre « faire » et « créer ». La description de la naissance de la femme non plus n’est pas « naïve ». Cette histoire de « côte » ne relève pas du merveilleux : elle veut positionner la femme par rapport à l’homme, et elle le fait en utilisant une image qui en dit plus long qu’un obscur traité de sociologie ou de sexologie. A tel point que l’expression existe encore, même en français, quand on dit de quelqu’un qu’il (ou elle) est notre « moitié » et reste à nos « côtés ». C’est le même procédé qu’utilise Moïse : formée à partir de la « côte de l’homme », la femme est ainsi vraiment « chair de sa chair ». Elle est à la fois sa semblable et son vis-à-vis. C’est cela qui est important plus que la méthode de différenciation des sexes sur laquelle s’interroge la science.
Le récit de la désobéissance du premier couple pose les mêmes problèmes de lecture.
Mais la difficulté n’est pas dans l’opposition symbolisme – histoire car il est tout à fait admis que l’on peut raconter un fait historique de façon imagée, métaphorique, allégorique ou symbolique : tout dépend du but que l’on recherche et de l’utilisation que l’on veut faire du récit.
La vraie difficulté est de déterminer ce qui, dans ces pages de la Genèse, est symbolique et ce qui ne l’est pas.
Ici, les avis divergent. Certains veulent que tout soit symbolique ; d’autres veulent prendre le texte au pied de la lettre ; d’autres enfin font un subtil dosage entre les deux. Ce n’est pas notre propos de trancher la question.
Cependant, quelle que soit la solution adoptée, que ce soit « le récit historique de la chute » ou le « récit d’une chute historique » (c’est-à-dire qui s’est réellement passée mais qui est rapportée de façon symbolique), le fait de la chute demeure : il est une vérité, une réalité. (Les premiers chapitres de la Genèse n’ont rien à voir avec ce que l’on appelle un « mythe étiologique » : ils ne sont pas une légende inventée pour tenter d’expliquer après coup la réalité. C’est bien le récit d’un événement historique, donc réel, qu’ils nous relatent, même si l’écriture en est quelque peu déroutante.)